Henri Meschonnic (1932-2009) est l'auteur d'une oeuvre considérable où poèmes, essais et traductions font le continu d'une théorie du langage et du rythme et d'une pratique d'écriture et de lecture pleines de vie l'une par l'autre. Ce blog offre simplement des documents à tous ceux qui de près ou de loin aimeraient continuer avec Henri Meschonnic.

vendredi 22 janvier 2010

Sollers sur la traduction des Psaumes par Henri Meschonnic

En français, on ne l’a jamais lue que dans des traductions de traductions. Henri Meschonnic rend enfin Dieu audible : paroles sortant de la brume cléricale pour exposer l’épouvante, l’appel au nom divin et à sa promesse de joie.

Dieu se plaint depuis longtemps : il trouve qu’on l’a toujours mal écouté, mal entendu, mal lu ; qu’on a méconnu sa parole, son rythme, son enseignement, son souffle ; que son évidence, en somme, a été et reste sans cesse déniée, caricaturée et détournée vers d’autres fins que les siennes. Dieu n’est pas le terrible ou le bon Dieu qu’on croit, il n’aime pas les sacrifices, les cultes, les attitudes religieuses ou morales, il déteste qu’on le prenne au premier degré et qu’on emploie son nom en vain, il s’irrite d’être compris trop vite ou à demi, il s’afflige surtout des traductions de lui qui pullulent sur le marché biblique. La Bible ? Oui, d’accord, on connaît. Mais dans quelle version la lisez-vous ? On racontera ici, une fois de plus, l’histoire de cette brave dame catholique qui voit un vieux monsieur ne payant pas de mine en train de lire un livre. « Vous lisez quoi, cher monsieur ? — La Bible, madame. — Mais en quelle langue ? — En hébreu. — Ah bon, la Bible a aussi été traduite en hébreu ? »

Quel étrange roman débordant, qui envahit aussi bien les bibliothèques que les tables de nuit d’hôtels. Dieu, le seul vrai Dieu, a parlé, on l’a transcrit, on l’a adapté, commenté, révéré, cité, découpé, discuté, réfuté ; on continue à se disputer sur son incarnation éventuelle et sa résurrection supposée ; on a prétendu qu’il était mort, mais sans retrouver son corps ; on lui attribue des tonnes de convulsions et de fanatismes ; on l’entend encore psalmodié, hurlé, proféré, dilué, mais de quoi s’agit-il en fait ? De littérature ? De poésie ? De cinéma ? De bande dessinée ? De pathologie récurrente ? Seule certitude : il y a un texte, et son fonctionnement peut donner le vertige car il semble bien être infini. En réalité, le scandale est là : cette infinité dérange. On ferait tout et n’importe quoi pour la limiter, la canaliser, l’affadir, l’oublier, la rejeter, voire l’exterminer. Peine perdue : le livre est là, on l’ouvre, les surprises surgissent, et on peut longuement s’étonner de voir passer à travers lui des foules entières, saints, sages, justes, criminels, clercs, érudits. C’est une question de langage, une épreuve physique par rapport à lui.



L’oeuvre d’Henri Meschonnicest déjà importante, et il serait temps qu’elle soit reconnue comme révolutionnaire dans notre misérable époque spectaculaire. Oh, sans grands mots : une indignation à peine contenue, un humour froid, une précision percutante, une science, une passion. Meschonnic traduit la Bible, et la démonstration est faite que nous n’avons eu entre les mains, jusqu’à présent, que des approximations ou des recouvrements, tradition hellénique ou chrétienne, compromis du rabbinat, dévotion, timidités, voiles. « L’Occident ne s’est fondé que sur des traductions et, pour le Nouveau Testament, fondement du christianisme, des traductions de traductions de traductions... Si l’anglais et l’allemand ont eu un original second, avec la King James Version et avec Luther, le français n’en a jamais eu. » Voilà le point essentiel. Dieu, en français, est quasiment inaudible, à moins de le prendre pour Victor Hugo. Il faut donc qu’une énergie particulière, simultanément poétique et de traduction, nous fasse franchir cette surdité acquise, sirop, emphase ou répulsion. Le poème, pour Meschonnic, est une « force-sujet dans le langage », et les versets de la Bible sont cette force qui n’a pas encore été dégagée comme telle.

Rien ne le montre mieux, aujourd’hui, que la parution éclatante des Psaumes sous le nouveau titre de Gloires . De la belle complainte on passe à l’interpellation directe, de la « bondieuserie » à une sorte de guerre permanente et abrupte, où les accents, les te’amim, jouent un rôle fondamental. Ce terme hébreu est le pluriel de ta’am, qui veut dire goût. La Bible est une guerre du goût. Son parler-chanter (du moins dans Gloires) doit s’entendre comme un « goût dans la bouche » - à la fois goût et raison -, comme « une physique du langage ».

Parler, chanter, raisonner sont une même substance qui peut être écoutée par Dieu, à qui on demande de prêter l’oreille. Gloires est plus fort que psaumes, à la tonalité idyllique, et sans aucun doute préférable à louanges, dont Meschonnic dit drôlement que cela aurait « un côté Saint-John Perse », comme s’il s’agissait d’une « adoration vague et d’une acceptation du monde et de son histoire ». Mais non, voyons : rien de plus tendu, de plus tremblant, de plus dramatique que ces paroles sortant enfin de la brume cléricale pour exposer l’épouvante et la peur du gouffre, l’appel au nom divin et à sa promesse de joie. La Tora n’est pas la Loi, mais l’Enseignement. Les Gloires sont des situations d’abîme : c’est l’homme qui risque d’être avalé, raflé, détruit par ses persécuteurs réels, jeté au trou, mais qui garde confiance dans son « Dieu de la multitude d’étoiles ». On presse Dieu d’écouter, d’intervenir, de parler, de trancher. Il l’a fait, il peut donc le refaire.

Des décalages justifiés de mots, et chaque fois des pans entiers de représentations fausses s’effondrent. Ne dites plus « péché » ou « pécheurs », mais plutôt « égarement », « égarés ». Les pécheurs sont des égarés et les méchants sont des « malfaisants ». Beaucoup d’égarés, beaucoup de malfaisants, ça se prouve. Voulez-vous retrouver le sens d’Amen ? Dites : « C’est ma foi. » Vous avez l’habitude d’Alleluia ? Entendez : « Gloire à Yah ». Ne récitez pas « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » mais « à quoi m’as-tu abandonné » (ce n’est pas du tout la même chose). Traduction Dhorme (Pléiade) : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament annonce l’oeuvre de ses mains. » Traduction Meschonnic : « Le ciel proclame la splendeur du dieu, et l’oeuvre de ses mains est ce que raconte le déploiement du ciel. »

Autre forme, autre scansion, autre disposition des mots sur la page, avec des blancs significatifs de respiration. Début des Gloires : « Bonheur à l’homme qui n’a pas marché dans le plan des malfaisants et dans le chemin des égarés. » Ce « Bonheur à » est en effet bien préférable à « Heureux celui qui » ( « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage » ). Au passage, on signalera à ceux qui se plaignent des textes comportant trop de citations le très bel essai de Meschonnic sur Walter Benjamin dans Utopie du juif , rappelant qu’il s’agit là d’un art très ancien (le Talmud, par exemple). Principe de montage permettant un autre rapport à l’Histoire. « Les citations dans mon travail, écrit Benjamin, sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions. »

Les touristes de l’existence détestent ces rappels bibliques. On les comprend. Dans Gloires, la partie est rude. Il y a là un certain David, un des plus grands poètes de tous les temps, dressé dans une position limite : vous sentez passer sur lui la peur, le frisson, le spasme, la panique, la souffrance jusque dans les os ; vous le voyez inlassablement aux prises avec le mensonge, la corruption et la fraude. Il a sa musique, sa conviction, ses « prières secrètes », son murmure, jour et nuit, même s’il est courbé, épuisé, pourri, les tripes brûlantes. Il n’a plus de force, son coeur va trop vite, il est abandonné, il va devenir sourd, muet, aveugle, pendant que ses ennemis sur lui « se grandissent ». Le tumulte l’entoure, il patauge dans la détresse et des marais de boue, mais il persiste à chanter ce Dieu « qui maintient les montagnes dans sa force ». D’un côté la fosse, la mort et les amis de la mort ; de l’autre le roc, un grand oiseau aux ailes protectrices, la vie. Autant dire que Gloires est un livre d’une actualité brûlante.

Philippe Sollers, Le Monde du 18.05.01.

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