Linguiste, poète, traducteur de la Bible, Henri Meschonnic est mort le 8 avril à l'âge de 76 ans d'une leucémie. Il était professeur émérite à l'université Paris-VIII. Sa carrière universitaire avait commencé à Lille.
Né à Paris le 18 septembre 1932, il menait depuis le début des années 1970 sa triple activité. Il a édifié une oeuvre marquante, et pas seulement dans le champ des sciences humaines. Cette recherche protéiforme, où critique littéraire, traduction, création littéraire, psychanalyse, linguistique et philosophie interagissent en permanence, ne porte pas la seule marque d'un exceptionnel éclectisme. Il faut d'abord y voir une démarche cohérente, soudée, qui tourne le dos aux catégories en vigueur, cherche à dépasser l'histoire et la théorie des pratiques littéraires, pour comprendre comment, et pourquoi, la poésie reste le lieu le plus vulnérable et le plus révélateur de ce qu'une société fait de l'individu. "Ce sont mes mots qui me disent/et qui me réconcilient" Dès la publication de son premier ouvrage, Pour la poétique (Gallimard, 1970), qui connaîtra, entre 1973 et 1978, cinq volumes de prolongement (dont deux consacrés à Victor Hugo), le travail d'Henri Meschonnic s'efforce de poser beaucoup de questions. Elles sont simples, en apparence, mais leurs enjeux sont en fait vertigineux : qu'est-ce qu'un mot poétique, un texte, une oeuvre, la valeur ?
Ces interrogations, il ne cessera de les creuser encore dans une partie de ses ouvrages ultérieurs : Critique du rythme, Anthropologie historique du langage (Verdier, 1982), La Rime et la Vie (Verdier, 1990), Politique du rythme, politique du sujet (Verdier, 1995), Dans le bois de la langue (Laurence Teper, 2008). Pour y apporter des éléments de réponse, Henri Meschonnic tourne le dos aux instruments d'analyse de la stylistique, héritage des XVIIe et XVIIIe siècles, et qui correspondent à une conception ornementale de la littérature. Mais il refuse aussi de se laisser enfermer dans ceux du structuralisme, triomphant dans les années 1970.
Cette opposition au structuralisme, comme sa critique acérée des concepts linguistiques, tellement en vogue à cette période, appliqués à l'analyse du texte, explique l'accueil relativement froid ou confidentiel fait à une oeuvre qui échappe aux modes et aux tendances.
Pour Henri Meschonnic, le structuralisme aboutit souvent à des modèles pauvres, qui ne peuvent rendre compte de manière satisfaisante des spécificités du texte littéraire. On ne peut, selon lui, saisir la particularité d'une oeuvre sans comprendre qu'un texte est un rapport entre un objet et un sujet, à l'intérieur d'une histoire et d'une idéologie, éléments restés impensés par le structuralisme.
L'ennemi majeur de la pensée du langage, de la poésie ou la littérature ? C'est, pour lui, la conception du langage qui règne, en tout cas en Occident, depuis Platon, et qui repose sur ce que les linguistes appellent le signe, c'est-à-dire le dualisme interne de la notion de langage où un mot est un son et du sens. L'hétérogénéité entre la forme et le contenu est particulièrement catastrophique pour penser un poème.
Chair contre esprit, voix contre écrit, vers contre prose, langue contre littérature, individu contre société : Henri Meschonnic ne cessera de battre en brèche ces oppositions. Il renvoie dos à dos scientisme et subjectivisme, formalisme et thématique. Ses "appuis" théoriques sont des philosophes, des linguistes, des essayistes : Wilhelm von Humboldt (1767-1835), Emile Benveniste (1902-1976), Walter Benjamin (1892-1940), les formalistes russes, dont la pensée échappe au clivage entre forme et contenu, pour déceler dans l'oeuvre d'un écrivain ce qu'il fait de sa langue et que personne n'avait fait auparavant. On n'oubliera pas, entre autres, le texte époustouflant sur La Vie antérieure de Paul Eluard (dans Pour la poétique III), ou l'étude du jeu des finales dans Le Dernier Jour d'un condamné de Victor Hugo (Pour la poétique IV).
Un autre grand versant de son oeuvre est la tâche monumentale de ses traductions bibliques. Commencée en 1970 avec les Cinq rouleaux (Le Chant des chants, Ruth, Comme ou Les Lamentations, Paroles du Sage, Esther), elle s'était poursuivie depuis le début des années 2000 avec Au commencement, traduction de la Genèse, Les Noms, traduction de l'Exode, Et il a appelé, traduction du Lévitique, Dans le désert, traduction du livre des Nombres (Gallimard, puis Desclée de Brouwer).
Il faut envisager ces traductions de manière solidaire avec le travail de poète et de linguiste d'Henri Meschonnic. A propos de cette tâche, il déclarait au Monde en 2005 : "L'hébreu ne dit pas "langue sainte", il dit "langue de la sainteté". Il y a la langue, et il y a la sainteté. Le paradoxe est que je traduis un texte écrit dans la langue de la sainteté, mais je ne le fais pas en religieux. Je le fais comme quelqu'un qui essaie de comprendre le rapport entre le divin et le langage."
Henri Meschonnic est parti d'un constat : le texte biblique hébreu est rythmé de bout en bout de telle manière qu'il échappe à la distinction traditionnelle entre vers et prose, phénomène ignoré par la plupart de ses traducteurs, en France et ailleurs. Il veut rendre au texte biblique le continu rythme-syntaxe-prosodie, lui redonnant ainsi sa force et son authenticité. Surtout, il ramène un texte juif à sa spécificité juive. La traduction de la Bible étant un phénomène essentiellement chrétien qui ne s'appuie que sur la langue, et ignore totalement le rythme propre au texte biblique, Meschonnic s'efforce de redonner à ce texte fondateur son identité. Pouvait-on argumenter sur la pertinence ou non de sa traduction ? Compte tenu de sa démarche, il eut sans doute jugé vain ce débat sans fin. Lui importait plutôt d'avoir, en restituant ces textes, donné à lire et à sentir leur beauté et leur complexité.
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