POUR EN FINIR AVEC LE MOT SHOAH
Paru dans Le Monde, 20-21 février 2005
Jacques Sebag a rassemblé (Le Monde du 27 janvier 2005, p.13) presque toutes les raisons de rejeter le terme « Holocauste » pour désigner l’extermination des Juifs par le nazisme et par Vichy : puisque le mot désigne un sacrifice offert à Dieu, où, au lieu de manger la bête sacrifiée, on la brûle en entier, c'est-à-dire qu’on l’offre en entier à la divinité. D’où le scandale d’user de cette appellation pour dire une extermination voulue par une idéologie sans rapport avec le divin. Appellation qui constitue un « contresens majeur », comme disait Jacques Sebag, mais nullement une « flagrante maladresse de langage". C’est bien plus grave. D’autant que le mot s’est installé, comme il le rappelle, aux Etats-Unis, conforté par la diffusion du film américain du même nom.
Pour condamner « Holocauste », il faut ajouter que non seulement le terme implique une théologie qui justifie le meurtre de masse en le présentant comme une dévotion et un sacrifice en paiement des péchés, ce qui en fait une punition divine – sacrilège maximal au nom du religieux, mais c’est aussi, parce que c’est un terme grec, qui vient de la traduction des Septante, texte de base du christianisme, une christianisation , une archéologisation.
Le consensus s’est déplacé, en français, sur le mot « shoah », lui aussi porté par un film à succès, celui de Claude Lanzmann. Mais autant Jacques Sebag rassemble avec énergie l’argumentation « pour en finir avec le mot Holocauste », autant il semble, comme tout le monde, accepter le mot « Shoah » et même le justifier : « Shoah dit la judéité de la victime et souligne, à juste titre, sa spécificité religieuse et culturelle".
Or, là aussi il y a de l’intolérable, et il faut le faire entendre, d’autant plus qu’on ne l’entend pas. Car le réquisitoire anti-holocauste s’accompagnait d’une légitimation, qui empêche de voir le problème : « Shoah, donc, dont la signification en hébreu est ‘destruction’, ‘anéantissement’ ; et génocide pour ‘extermination de tout un groupe humain’ », « Shoah, dont la connotation religieuse désigne également un ‘déluge’, un ‘cataclysme’, renvoie aussi à l’idée de ‘catastrophe naturelle’. Etymologie biblique dont la modernité du terme se serait bien passée, introduisant du providentiel… ».
Les références mêmes à l’hébreu, avec l’apparence du savoir, inversent toute la réalité historique du mot, et aggravent un contresens généralisé qui ne semble gêner personne. Ce qui accroît le scandale.
Car le mot « shoah » n’a pas du tout, en hébreu, de « connotation religieuse », et il ne désigne pas « également » un cataclysme et il ne renvoie pas « aussi à l’idée de ‘catastrophe naturelle’ ». Le mot n’a rien à voir avec du massacre, il n’introduit pas non plus du « providentiel ».
Le scandale, que la médiatisation du mot rend inaudible, est que c’est un mot qui, dans la Bible où il se rencontre treize fois, désigne une tempête, un orage et les ravages (deux fois dans Job) laissés par la tempête dévastatrice. Un phénomène naturel, simplement.
Il y a d’autres mots, dans la Bible, pour désigner une catastrophe causée par les hommes. Le scandale est d’abord d’employer un mot qui désigne un phénomène de la nature pour dire une barbarie toute humaine.
L’hébreu dit, par exemple, hurban. C’est le mot qu’emploie Manès Sperber dans Etre Juif (Odile Jacob, 1994). Je ne connais que trois auteurs qui emploient ce terme : Manès Sperber, Canetti, et Daniel Lindenberg, dans Figures d’Israël (Hachette, 1997), qui note que Hurb(a)n, en hébreu, égale « destruction, ruine (forme yiddish : hurbn) ». Terme qui serait « peut-être plus approprié, pour désigner le génocide nazi des juifs, entre 1941 et 1945 ».
Le consensus s’est collé sur le mot shoah. Ecrit à l’anglaise. Et ce mot est une pollution de l’esprit. Pour plusieurs raisons, qui tiennent à ses effets pervers.
Il n’y a pas à céder, un peu vite et lâchement, à l’argument qui mettrait le rappel du sens biblique de ce mot au compte d’un souci déplacé pour une archéologie du langage. Il est vrai que l’histoire ne cesse de montrer que des mots prennent des sens nouveaux, perdent des sens anciens.
Mais il n’est pas anodin d’avoir pris, pour nommer une horreur toute ciblée, un mot d’hébreu biblique.
Il y a là d’abord une insensibilité au langage qui juge ceux qui l’acceptent et s’y associent sans même le savoir, sans chercher à le savoir.
Ici intervient un autre aspect du scandale de ce mot, c’est qu’il est présenté comme le « nom définitif » de l’innommable. Tout se passe comme si Claude Lanzmann, l’auteur du film Shoah, identifiait son film à la nomination de l’innommable même, ayant choisi ce nom hébreu, de son propre aveu, parce qu’il ne connaît pas l’hébreu (Libération, 24 janvier 2005, p.28) : « J’ai choisi ce nom parce que je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire ». Où se mêlent l’idée de « destruction » et « aussi bien une catastrophe naturelle ». D’où est privilégié l’« opaque », renforçant ainsi l’identification entre l’innommable au sens d’une horreur que le langage ne peut pas dire, et l’effet de nom « éponyme », « acte radical de nomination », qu’il s’approprie : « L’auteur de la Shoah, c’est Hitler. Lanzmann, c’est l’auteur de Shoah ».
Il ne s’agit pas du film lui-même, sinon que son succès a amplifié l’installation du terme « éponyme ». Aggravant un problème qu’il ne voit même pas.
Les nazis avaient des raisons qui étaient propres à leur tactique pour recourir à une terminologie de masquage, qui était en même temps explicite : « solution finale », « évacuation » (pour déportation). Il n’y avait là rien d’innommable ou d’indicible. Tout était parfaitement nommé.
Les états d’âme concernant la désignation sont apparus en 1944-1945, en même temps que le tabou qui rendait inaudibles les récits des témoins et survivants.
L’invention du terme « génocide » est assez vite devenue matière à problème, celui d’une spécificité-unicité. Revendiquée par les uns, refusée par les autres, étant donnée la multiplication des massacres de masse : génocide arménien, cambodgien, rwandais… ce que récemment l’apparition du terme « judéocide" tend peut-être à conjurer.
Car il y a bien, chaque fois, une spécificité, une unicité. La juive tient à tout un héritage d’enseignement non du « mépris », comme disait Jules Isaac, mais de la haine. Un héritage théologico-politique qui s’est biologisé, radicalisé, selon une rhétorique remarquable d’inversion : la haine contre ce que Hegel appelait la religion de la haine opposée à la religion de l’amour – le christianisme. Même rhétorique de l’inversion et je la mentionne parce qu’elle est essentielle, dans l’utilisation des Protocoles des Sages de Sion : une réelle volonté de destruction de ceux à qui on impute cette volonté de destruction. C’est la continuité de l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme du XIXe siècle, qui aboutit à une radicalisation d’hygiène populiste avec Hitler et Vichy. Parfaitement nommée « solution finale ».
Au passage, puisqu’on en est aux commémorations, je propose qu’on organise un centenaire des Protocoles des Sages de Sion : 1905. Ce serait une occasion unique à saisir pour montrer à tous la bête immonde, et son utilisation par une autre rhétorique d’inversion, tout actuelle, la même et pas la même. Sans oublier que ce sont les arabes chrétiens qui, vers 1920, ont traduit en arabe cette Bible du tuez-le-juif.
Là-dessus, deux problèmes. L’un est que le choix d’un mot hébreu pour désigner la « solution finale » de siècles de haine fait dire dans la langue emblématique des victimes un acte entièrement imputable aux hygiénistes de la race. Ce n’était pas la langue de ceux qu’on a massacrés. L’hébreu leur était une langue liturgique. Sans parler des enfants, dont beaucoup ne parlaient pas encore, mais Drieu La Rochelle avait dit de ne pas oublier « les petits ». Nommer cet acte en allemand, Endlösung, serait aussi faire offense à ceux qui ont les premiers rempli les camps, et la langue allemande n’y est pour rien.
L’autre problème, dans ce mot empoisonné, c’est une victimisation tout aussi totalitaire que le massacre: ce qu’Ami Bouganim appelle le « traumatisme de la shoa », dans Le juif égaré (Desclée de Brouwer, 1990). On retrouve l’interdit énoncé par Adorno en 1949, qu’il serait barbare et impossible d’écrire des poèmes après Auschwitz.
Ainsi shoah condense un « culte du souvenir » qui s’est mis à dévorer ce qui reste de vivant chez les survivants. Le procès apparemment fait à un mot porte sur tout ce qui porte ce mot, comme dit Yeshayahu Leibowitz : « La grande erreur d’aujourd'hui consiste à faire de la Shoah la question centrale à propos de tout ce qui concerne le peuple juif », et la Shoah est devenue ainsi pour certains « le substitut du judaïsme» (dans Israël et judaïsme, Desclée de Brouwer, 1996).
Le mot ramasse ce qu’on a appelé « la question juive ». Qui est tout sauf juive. Une fois de plus, comme écrivait Hegel, les Juifs n’ont pas d’histoire, n’ayant que celle de leur martyre.
Alors, pour lutter contre les rhétoriques d’inversion et de dénégation liées à la victimisation, qu’énonçait déjà Rudolf Hoess, le chef du camp d’Auschwitz, dans ses mémoires, quand il disait que de cette extermination (inachevée) ce seraient encore les Juifs qui en tireraient le plus de profit, et comme tout ce qui touche au langage touche à l’éthique d’une société, donc à sa politique, je proposerais, pour qu’au moins une fois on l’entende, qu’on laisse le mot « shoah » aux poubelles de l’histoire.
Raul Hilberg ne s’en embarrassait pas, dans son livre La destruction des juifs d’Europe. Et lui ne voulait pas du terme d’« extermination ». Il y a eu, et il y a encore, une purulence humaine qui a voulu et qui veut la mort des Juifs. Il n’y a pas besoin d’un mot hébreu pour le dire. On peut le dire dans toutes les langues avec des mots qui disent ce qu’ils veulent dire, et dont chacun connaît le sens.
Le mot « shoah », avec sa majuscule qui l’essentialise, contient et maintient l’accomplissement du théologico-politique, la solution finale du « peuple déicide » pour être le vrai peuple élu. Il serait plus sain pour le langage que ce mot ne soit plus un jour que le titre d’un film.
HENRI MESCHONNIC, poète, essayiste, traducteur de la Bible, professeur émérite à l’Université Paris-8.
Jacques Sebag a rassemblé (Le Monde du 27 janvier 2005, p.13) presque toutes les raisons de rejeter le terme « Holocauste » pour désigner l’extermination des Juifs par le nazisme et par Vichy : puisque le mot désigne un sacrifice offert à Dieu, où, au lieu de manger la bête sacrifiée, on la brûle en entier, c'est-à-dire qu’on l’offre en entier à la divinité. D’où le scandale d’user de cette appellation pour dire une extermination voulue par une idéologie sans rapport avec le divin. Appellation qui constitue un « contresens majeur », comme disait Jacques Sebag, mais nullement une « flagrante maladresse de langage". C’est bien plus grave. D’autant que le mot s’est installé, comme il le rappelle, aux Etats-Unis, conforté par la diffusion du film américain du même nom.
Pour condamner « Holocauste », il faut ajouter que non seulement le terme implique une théologie qui justifie le meurtre de masse en le présentant comme une dévotion et un sacrifice en paiement des péchés, ce qui en fait une punition divine – sacrilège maximal au nom du religieux, mais c’est aussi, parce que c’est un terme grec, qui vient de la traduction des Septante, texte de base du christianisme, une christianisation , une archéologisation.
Le consensus s’est déplacé, en français, sur le mot « shoah », lui aussi porté par un film à succès, celui de Claude Lanzmann. Mais autant Jacques Sebag rassemble avec énergie l’argumentation « pour en finir avec le mot Holocauste », autant il semble, comme tout le monde, accepter le mot « Shoah » et même le justifier : « Shoah dit la judéité de la victime et souligne, à juste titre, sa spécificité religieuse et culturelle".
Or, là aussi il y a de l’intolérable, et il faut le faire entendre, d’autant plus qu’on ne l’entend pas. Car le réquisitoire anti-holocauste s’accompagnait d’une légitimation, qui empêche de voir le problème : « Shoah, donc, dont la signification en hébreu est ‘destruction’, ‘anéantissement’ ; et génocide pour ‘extermination de tout un groupe humain’ », « Shoah, dont la connotation religieuse désigne également un ‘déluge’, un ‘cataclysme’, renvoie aussi à l’idée de ‘catastrophe naturelle’. Etymologie biblique dont la modernité du terme se serait bien passée, introduisant du providentiel… ».
Les références mêmes à l’hébreu, avec l’apparence du savoir, inversent toute la réalité historique du mot, et aggravent un contresens généralisé qui ne semble gêner personne. Ce qui accroît le scandale.
Car le mot « shoah » n’a pas du tout, en hébreu, de « connotation religieuse », et il ne désigne pas « également » un cataclysme et il ne renvoie pas « aussi à l’idée de ‘catastrophe naturelle’ ». Le mot n’a rien à voir avec du massacre, il n’introduit pas non plus du « providentiel ».
Le scandale, que la médiatisation du mot rend inaudible, est que c’est un mot qui, dans la Bible où il se rencontre treize fois, désigne une tempête, un orage et les ravages (deux fois dans Job) laissés par la tempête dévastatrice. Un phénomène naturel, simplement.
Il y a d’autres mots, dans la Bible, pour désigner une catastrophe causée par les hommes. Le scandale est d’abord d’employer un mot qui désigne un phénomène de la nature pour dire une barbarie toute humaine.
L’hébreu dit, par exemple, hurban. C’est le mot qu’emploie Manès Sperber dans Etre Juif (Odile Jacob, 1994). Je ne connais que trois auteurs qui emploient ce terme : Manès Sperber, Canetti, et Daniel Lindenberg, dans Figures d’Israël (Hachette, 1997), qui note que Hurb(a)n, en hébreu, égale « destruction, ruine (forme yiddish : hurbn) ». Terme qui serait « peut-être plus approprié, pour désigner le génocide nazi des juifs, entre 1941 et 1945 ».
Le consensus s’est collé sur le mot shoah. Ecrit à l’anglaise. Et ce mot est une pollution de l’esprit. Pour plusieurs raisons, qui tiennent à ses effets pervers.
Il n’y a pas à céder, un peu vite et lâchement, à l’argument qui mettrait le rappel du sens biblique de ce mot au compte d’un souci déplacé pour une archéologie du langage. Il est vrai que l’histoire ne cesse de montrer que des mots prennent des sens nouveaux, perdent des sens anciens.
Mais il n’est pas anodin d’avoir pris, pour nommer une horreur toute ciblée, un mot d’hébreu biblique.
Il y a là d’abord une insensibilité au langage qui juge ceux qui l’acceptent et s’y associent sans même le savoir, sans chercher à le savoir.
Ici intervient un autre aspect du scandale de ce mot, c’est qu’il est présenté comme le « nom définitif » de l’innommable. Tout se passe comme si Claude Lanzmann, l’auteur du film Shoah, identifiait son film à la nomination de l’innommable même, ayant choisi ce nom hébreu, de son propre aveu, parce qu’il ne connaît pas l’hébreu (Libération, 24 janvier 2005, p.28) : « J’ai choisi ce nom parce que je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire ». Où se mêlent l’idée de « destruction » et « aussi bien une catastrophe naturelle ». D’où est privilégié l’« opaque », renforçant ainsi l’identification entre l’innommable au sens d’une horreur que le langage ne peut pas dire, et l’effet de nom « éponyme », « acte radical de nomination », qu’il s’approprie : « L’auteur de la Shoah, c’est Hitler. Lanzmann, c’est l’auteur de Shoah ».
Il ne s’agit pas du film lui-même, sinon que son succès a amplifié l’installation du terme « éponyme ». Aggravant un problème qu’il ne voit même pas.
Les nazis avaient des raisons qui étaient propres à leur tactique pour recourir à une terminologie de masquage, qui était en même temps explicite : « solution finale », « évacuation » (pour déportation). Il n’y avait là rien d’innommable ou d’indicible. Tout était parfaitement nommé.
Les états d’âme concernant la désignation sont apparus en 1944-1945, en même temps que le tabou qui rendait inaudibles les récits des témoins et survivants.
L’invention du terme « génocide » est assez vite devenue matière à problème, celui d’une spécificité-unicité. Revendiquée par les uns, refusée par les autres, étant donnée la multiplication des massacres de masse : génocide arménien, cambodgien, rwandais… ce que récemment l’apparition du terme « judéocide" tend peut-être à conjurer.
Car il y a bien, chaque fois, une spécificité, une unicité. La juive tient à tout un héritage d’enseignement non du « mépris », comme disait Jules Isaac, mais de la haine. Un héritage théologico-politique qui s’est biologisé, radicalisé, selon une rhétorique remarquable d’inversion : la haine contre ce que Hegel appelait la religion de la haine opposée à la religion de l’amour – le christianisme. Même rhétorique de l’inversion et je la mentionne parce qu’elle est essentielle, dans l’utilisation des Protocoles des Sages de Sion : une réelle volonté de destruction de ceux à qui on impute cette volonté de destruction. C’est la continuité de l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme du XIXe siècle, qui aboutit à une radicalisation d’hygiène populiste avec Hitler et Vichy. Parfaitement nommée « solution finale ».
Au passage, puisqu’on en est aux commémorations, je propose qu’on organise un centenaire des Protocoles des Sages de Sion : 1905. Ce serait une occasion unique à saisir pour montrer à tous la bête immonde, et son utilisation par une autre rhétorique d’inversion, tout actuelle, la même et pas la même. Sans oublier que ce sont les arabes chrétiens qui, vers 1920, ont traduit en arabe cette Bible du tuez-le-juif.
Là-dessus, deux problèmes. L’un est que le choix d’un mot hébreu pour désigner la « solution finale » de siècles de haine fait dire dans la langue emblématique des victimes un acte entièrement imputable aux hygiénistes de la race. Ce n’était pas la langue de ceux qu’on a massacrés. L’hébreu leur était une langue liturgique. Sans parler des enfants, dont beaucoup ne parlaient pas encore, mais Drieu La Rochelle avait dit de ne pas oublier « les petits ». Nommer cet acte en allemand, Endlösung, serait aussi faire offense à ceux qui ont les premiers rempli les camps, et la langue allemande n’y est pour rien.
L’autre problème, dans ce mot empoisonné, c’est une victimisation tout aussi totalitaire que le massacre: ce qu’Ami Bouganim appelle le « traumatisme de la shoa », dans Le juif égaré (Desclée de Brouwer, 1990). On retrouve l’interdit énoncé par Adorno en 1949, qu’il serait barbare et impossible d’écrire des poèmes après Auschwitz.
Ainsi shoah condense un « culte du souvenir » qui s’est mis à dévorer ce qui reste de vivant chez les survivants. Le procès apparemment fait à un mot porte sur tout ce qui porte ce mot, comme dit Yeshayahu Leibowitz : « La grande erreur d’aujourd'hui consiste à faire de la Shoah la question centrale à propos de tout ce qui concerne le peuple juif », et la Shoah est devenue ainsi pour certains « le substitut du judaïsme» (dans Israël et judaïsme, Desclée de Brouwer, 1996).
Le mot ramasse ce qu’on a appelé « la question juive ». Qui est tout sauf juive. Une fois de plus, comme écrivait Hegel, les Juifs n’ont pas d’histoire, n’ayant que celle de leur martyre.
Alors, pour lutter contre les rhétoriques d’inversion et de dénégation liées à la victimisation, qu’énonçait déjà Rudolf Hoess, le chef du camp d’Auschwitz, dans ses mémoires, quand il disait que de cette extermination (inachevée) ce seraient encore les Juifs qui en tireraient le plus de profit, et comme tout ce qui touche au langage touche à l’éthique d’une société, donc à sa politique, je proposerais, pour qu’au moins une fois on l’entende, qu’on laisse le mot « shoah » aux poubelles de l’histoire.
Raul Hilberg ne s’en embarrassait pas, dans son livre La destruction des juifs d’Europe. Et lui ne voulait pas du terme d’« extermination ». Il y a eu, et il y a encore, une purulence humaine qui a voulu et qui veut la mort des Juifs. Il n’y a pas besoin d’un mot hébreu pour le dire. On peut le dire dans toutes les langues avec des mots qui disent ce qu’ils veulent dire, et dont chacun connaît le sens.
Le mot « shoah », avec sa majuscule qui l’essentialise, contient et maintient l’accomplissement du théologico-politique, la solution finale du « peuple déicide » pour être le vrai peuple élu. Il serait plus sain pour le langage que ce mot ne soit plus un jour que le titre d’un film.
HENRI MESCHONNIC, poète, essayiste, traducteur de la Bible, professeur émérite à l’Université Paris-8.
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