Henri Meschonnic et sa traduction de la Bible
Par David BANON
(dans Information juive Extrait du N°289 - Avril 2009)
Notre ami Henri Meschonnic est mort le 8 avril des suites d'une leucémie. C'était un homme gai, généreux et enthousiaste. De nombreuses études seront sans doute consacrées à son oeuvre de poète, de linguiste, d'essayiste. Dans l'article qui suit David Banon qui fut un de ses amis rend hommage à la mémoire du poète et se penche sur la traduction qu'il a faite ces dernières années du Pentateuque.
Au moment où l'on m'a annoncé la triste nouvelle du décès d'Henri Meschonnic, de nombreux souvenirs sont remontés à la mémoire. Et d'abord celui de notre première rencontre, le jour de ma soutenance. Des yeux mobiles et vifs qui cherchaient à aller au-delà de l'apparence pour sonder l'être, un sourire franc qui illuminait le visage, une tignasse à la Ben Gourion qui lui donnait un air de yéchiva bouher et cette voix douce mais non complaisante qui, telle un radar, détectait les lacunes du travail...
Avec les deux autres grosses pointures du monde académique, Emmanuel Levinas et George Steiner, ils m'avaient soumis à un feu nourri de questions pendant plus de quatre heures. J'essayais de me défendre de mon mieux. J'eus même l'audace d'émettre une critique. J'ai alors entendu Meschonnic souffler à Levinas la remarque suivante " ce jeunot veut nous apprendre notre métier. " Ce que j'ai qualifié d'audace était, en fait, de l'insouciance, voire de l'insolence. Je l'appris à mes dépens lorsque avec le temps j'ai découvert l'ampleur de l'oeuvre d'Henri Meschonnic. Une entreprise monumentale, pour une fois l'adjectif s'impose.
Linguiste hors pair, polyglotte, traducteur, essayiste redoutable, poète, philosophe et écrivain au sty- le alerte et inimitable, il était tout cela à la fois. Dans ce monde où règne le cloisonnement des spécialités, Meschonnic détonait par son aptitude à embrasser de multiples domaines des sciences humaines et à les maîtriser. Une sorte d'humaniste de la Renaissance. Il n'hésitait pas à se lancer dans des projets grandioses qui requièrent plus d'une vie. Ainsi sa traduction de la Bible.
Ce n'est pas une traduction-annexion. Celle qui transporte l'hébreu biblique vers le français, la langue d'arrivée, en effaçant tout ce qui caractérise la langue de départ. Ni celle du mouvement inverse, une traduction-calque, qui se donne comme l'effort d'amener l'hébreu au lecteur français au prix d'une violation de la langue française.
Meschonnic rejette dos-à-dos ces deux pôles de la traduction qui occultent le signifiant au détriment du signifié - envahissant tout, prenant toute la place. Il privilégie non pas une transposition de sens à sens ou une translation de langue à langue, mais un rapport. " Non plus un transport, mais un rapport(1). " qui conduit à un décentrement textuel et culturel accordant le primat non pas à l'étymologisme ou à la signification mais à la poétique dans le sens de fonctionnement du texte : à l'architecture des versets, à leur structuration, à leur signifiance tout en faisant passer dans le français des tour[nure]s de l'hébreu.
Pour ce faire, il ne traduit pas le sens des mots. Il ne prend pas le parti du signe qui est duel, binaire, discontinu. Il ne traduit pas chaque mot selon son sens. Un après l'autre. Ni même un verset après l'autre. Il adopte le parti pris du discours, du texte, de l'ensemble, du continu. Car la Bible est un ensemble, un livre unique, et elle gagne à être éprouvée comme tel.
On l'aura compris, ce n'est pas une traduction littérale. Une version mot-à mot. Ou selon le néologisme créé par Meschonnic une traduction qui “motamotise”(2). Il dépasse, cela va sans dire, le choix qui s'offrait aux scolastiques et qui les a divisés : ni ad verbum, ni ad sensum. Ni les mots, ni le sens. Là, l'unité du langage n'est pas le mot-fût-il reconduit à sa racine et aux indications fournies par ses dérivations au sein d'autres passages-mais le verset qui est plus qu'une partie du discours ou une lexie. “L'unité du langage dans la Bible c'est le verset. C'est dire qu'elle n'est pas grammaticale. Ce n'est pas la phrase, c'est le verset et le verset est une unité rythmique.(3)” D'ailleurs verset se dit, en hébreu, passouq qui signifie “coupé”. L'accent ou ta'am qui marque la fin du verset s'appelle sof passouq, fin de verset. Le rythme est donc bien ici l'organisateur du discours, du texte. C'est pourquoi cette traduction “donne à entendre l'hébreu du poème et le poème de l'hébreu(4)”. En quoi faisant ? “En rendant le texte massorétique scrupuleusement” C'est-à-dire “rythmiquement, syntaxiquement, prosodiquement ( 5)“. Au demeurant, cette restitution désacralise le texte biblique, le “débondieuse”, (encore un néologisme de Meschonnic). “Débondieuser n'est pas un sacrilège… c'est peut-être même plutôt rendre leur force à ces textes”(6). Par le biais de la rythmique.
C'est un système extrêmement codifié, hiérarchisé, d'accents disjonctifs /conjonctifs. Le jeu de ces accents, appelés té'amim -gustèmes ou rythmèmes-peut ramasser des termes dont le rapprochement est un élément du sens, comme la séparation est un élément de leur sens.
Le trait de génie de Meschonnic est d'avoir rendu la complexité de ce système rythmique, qu'on limite faussement à la cantilation, par des blancs internes au verset. De l'avoir matérialisé par la typographie. D'avoir recréé par les blancs, les silences du texte, sa respiration, et le rythme qu'on lui imprime pour organiser la lecture publique. Et, par là même, d'avoir dégagé les unités logiques et sémantiques du verset. Avec la césure (le atnah : la pause) qui partage le verset en deux parties pouvant être égales ou inégales. Césure marquée par un alinéa intérieur au verset. Ce sont donc les blancs qui jouent le rôle de ponctuation. Qui restituent ce que le poète et bibliste Gerard Manley Hopkins appelle “le mouvement de la parole dans l'écriture”. Qui marquent les pauses, balisent la lecture et conduisent déjà sur la route du sens.
La typographie visualise l'oralité. Dimension juive par excellence de la Bible appelée miqra : lecture. Ou mieux énonciation. Effectuée par un sujet vivant, présent. Elle est à distinguer, par conséquent, du récit et de l'énoncé qui éliminent le sujet. Comme si elle cherchait à obliger le lecteur à lire le texte à voix haute. Ce récitatif est la trace d'une oralité première que Meschonnic souligne avec insistance. L'énonciation ou récitatif est une poétique-c'est-à-dire une modalité de fonctionnement du texte hébreu.
Et Meschonnic n'est pas seulement attentif à ce système qu'il est le premier et le seul à intégrer à la traduction. Il ne néglige aucun détail du texte massorétique. C'est ainsi qu'il rend tous les " et/vé " qui sont généralement escamotés, non seulement parce qu'ils sont logiques ou grammaticaux, mais surtout, parce qu'ils sont rythmiques. De même que les expressions idiomatiques. Et les temps auxquels il veille soigneusement. Plus exactement les aspects : l'accompli, l'inaccompli et le participe présent qui sont les "temps" de l'hébreu biblique. Sans oublier les valeurs des mots : les significations qu'ils acquièrent dans leurs différents contextes.
Malgré ses dénégations et sa volonté de se tenir à distance de l'exégèse rabbinique et de l'herméneutique en général, dénégations qu'il ne cessait de répéter dans sa correspondance, il utilisait très judicieusement les commentaires de Rachi pour la sémantique et ceux d'Abraham Ibn Ezra pour la syntaxe. Ses notes y renvoient à chaque difficulté.
Pour toutes ces raisons, nous sommes reconnaissants à Henri Meschonnic d'avoir ouvert la brèche afin de faire entendre dans le monde académique le signifiant juif qui en a été excommunié. Nous sommes un certain nombre à nous y être engouffrés en essayant de poursuivre la tâche...avec nos moyens.
Puissions-nous être à la hauteur.
(1) Jona et le signifiant errant, Gallimard, Paris, 1981, p.38 (2) Gloires. Traduction des Psaumes, DDB, Paris, 2001, p.18 ; voir aussi Un coup de Bible dans la philosophie, op. cit., p.175. (3) Un coup de Bible dans la philosophie, op. cit., p.237 (4) Gloires, p.42 (5) Gloires, p.38 (6) Gloires, p. 20
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