Henri Meschonnic (1932-2009) est l'auteur d'une oeuvre considérable où poèmes, essais et traductions font le continu d'une théorie du langage et du rythme et d'une pratique d'écriture et de lecture pleines de vie l'une par l'autre. Ce blog offre simplement des documents à tous ceux qui de près ou de loin aimeraient continuer avec Henri Meschonnic.

mardi 19 janvier 2010

Pour le poème et par le poème


DISCOURS DE RÉCEPTION
DU PRIX DE LITTÉRATURE FRANCOPHONE JEAN ARP
PRONONCÉ PAR HENRI MESCHONNIC LE 4 MARS 2006 À STRASBOURG

« Pour le poème et par le poème »

J'écris des poèmes, et cela me fait réfléchir sur le langage. En poète, pas en linguiste. Ce que je sais et ce que je cherche se mêlent. Et je traduis, surtout des textes bibliques. Où il n'y a ni vers ni prose, mais un primat généralisé du rythme, à mon écoute. La conjonction de ces trois activités a donné lieu pour moi à une certaine forme de pensée critique, à partir d'une transformation de la pensée traditionnelle du rythme à laquelle ont mené nécessairement ces trois activités, justement par leur conjonction. De là une critique générale des représentations du langage, et d'une carence de la pensée du langage dans la pensée contemporaine. L'importance de la critique a relativement occulté les poèmes, surtout dans la mesure de la résistance que cette pensée a suscitée. Vérification empirique que la pensée fait mal, et d'abord, socialement, à qui essaie de penser. Mais le poème, tel que je l'entends, transformation d'une forme de vie par une forme de langage et d'une forme de langage par une forme de vie, partage avec la réflexion le même inconnu, le même risque et le même plaisir, le même pied de nez aux idées reçues du contemporain. Puisqu'on n'écrit ni pour plaire ni pour déplaire, mais pour vivre et transformer la yie.
Alors il faut penser le continu corps-langage comme poème de la pensée. II s'agit de travailler à cesser de penser signe pour travailler à penser poème. Parce que le signe ne sait que penser signe, et laisse impensé le continu. Ce qu'on peut dire d'abord emblématiquement : il s'agit de penser Spinoza, et non plus dans l'hétérogénéité des catégories de la raison, Descartes, Leibniz, les Lumières ; il s'agit d'oublier Hegel et tâcher de se souvenir de Humboldt; ou de penser Heraclite et non plus Platon. Penser qu'un texte est ce qu'un corps fait au langage, et déplacer ainsi toute la représentation du langage, qui est une pensée du discontinu, vers une pensée du continu forme de vie et forme de langage. Il s'agit d'une révolution dans la pensée, qui doit transformer la question des sujets, la question du traduire, pour lire ce qu'on ne sait pas qu'on entend, et transformer la relation entre le langage, le poème, l'éthique et le politique. C'est l'utopie, et la nécessité de cette pensée.
C’est pourquoi je dis que pour commencer à penser, il faut penser :
... Que toute poésie est épique, au sens où c’est une histoire qui arrive à une voix, y compris ce qu'on appelle le lyrisme, où ce n'est qu'un jeu de société...
... Que le rythme est une prophétie du langage...
... Que toute la pensée delà société dépend de la théorie du langage...
... Que toute traduction traduit d'abord sa théorie du langage et non le texte qu'elle croit traduire...
... Que toute théorie du langage dépend de sa représentation de la poésie, comme toute poésie dépend de sa représentation du langage...
. ..Que toute pensée est soit sa propre invention, soit du maintien de l'ordre...
... Que toute pensée dépend de sa représentation du langage...
... D'où la nécessité, pour penser, de la dissociation des idées – qui sont les idées reçues...
... Qu'il y a plus d'inconnu dans le langage que notre tradition ne donne à penser...
Et c'est tout cet ensemble qui fait la condition de la pensée, le poème de la pensée, et la pensée du poème – le reste étant plutôt du côté de la littérature de gare.
Et tout cela tient ensemble comme le langage tient à la vie dans le maximum pensable et réalisable d'interpénétration de l'affect et du concept – sans quoi il n'y a que de l'affect d'un côté, et des notions mortes en guise de concept, de l'autre...
Il y a à faire un passage du signe au poème. Qui ne cherche pas un passage ? Le traducteur cherche un passage, le poète cherche un passage, le lecteur cherche un passage, le langage lui-même est tout entier passage. Mais si on ne faisait que chercher du sens, le sens, ce serait simple. C'est que le sens lui-même bouche le passage du langage, bouche le passage d'un sujet à un autre sujet, d'un signifiant à un autre signifiant. Comme si l'histoire même de la pensée menait à empêcher de penser.
Du coup il y aurait à maximaliser la métaphore du passeur qu'affectionnent les traducteurs. À la fois pour la faire éclater et lui faire rendre plus qu'elle ne sait elle-même.
Parce que l'usage commun qui en est fait est faussement évident : pas de meilleur exemple, en apparence, que la traduction comme passage : d'une langue à une autre, d'une littérature à une autre, et faire connaître ce qu'autrement on ne connaîtrait pas, si on ne lit pas la langue de l'original. Et ainsi des œuvres, des livres ont attendu longtemps avant de passer.
C'est ici que la traduction est une parabole à la fois du passage, et du problème majeur du langage.
Parce que, invisiblement, à cause de notre culture même du langage, contrairement à l'apparence qui, dans le traduire comme activité, montre comme produit la traduction d'un texte, la réalité est que traduire n'a pas pour produit la traduction d'un texte. Traduire fait d'abord passer sa propre représentation du langage, qui s'interpose donc entre ce qui est à traduire et ce qui est traduit. Au point que c'est même essentiellement cette représentation qui passe. C'est elle qu'on voit, et qui peut même effacer le texte.
Par quoi il y a deux choses à faire passer, et qui ne passent pas, dans l'état actuel des pratiques et des représentations. L'une est la reconnaissance de cette situation, qui implique la reconnaissance d'une autre représentation du langage, que précisément celle qui règne empêche de passer. L'autre est le mode de fonctionnement de ce qu'on appelle un texte, et que l'état actuel de la représentation du langage empêche de passer.
Comme toujours, c'est bien au maillon le plus faible que va casser la chaîne. C'est pourquoi la traduction peut jouer un rôle majeur dans la théorie du langage, que masque son statut de passeur, qui empêche de voir ce qu'elle empêche de passer.
C'est que les savoirs engendrent une ignorance spécifique, et ils empêchent de surcroît d'en prendre conscience. Sont ici en question autant la linguistique, la philologie, l'esthétique, la sémiotique que certains aspects de la philosophie, et au-delà, de ce qu'on appelle la philosophie du langage. Il suffit d'un exemple concret minime pour montrer que non seulement la théorie est inséparable de la pratique, mais que toute la théorie du langage tient dans n'importe quel détail le plus mineur.
Ainsi vis, en latin, c'est « la force », mais vis verbi, vis verborum, chez Cicéron, est traduit par « le sens du mot, le sens des mots » non seulement dans les éditions savantes, mais dans l'article même du dictionnaire de Freund au mot vis. Ce qui montre l'incommensurable déperdition de pensée du langage, chez des philologues. Ici, c'est la force qui n'est pas passée. Et l'exemple est une parabole du problème théorique, parce que c'est la notion de sens qui empêche de passer la notion de force.
Travailler à penser cette notion, qui n'est pas passée, et dont la traduction empêche même de voir qu'elle n'est pas passée, ouvre alors justement un passage. Toute une série de passages, communiquant entre eux. La circulation tout entière en sera transformée.
Parce que si on travaille à penser ce que peut être cette force, et comment traduire pour qu'elle passe, on touche inévitablement au poème, donc à la relation entre théorie du langage et théorie de ce qu'on appelle la littérature, et qui va vite déborder ce qu'on appelle d'habitude ainsi. On va même être amené à y inclure la philosophie. A faire une poétique de la philosophie que la philosophie ne fait pas.
Autrement dit on ouvre des passages là où nos représentations actuelles à la fois du langage et des disciplines du sens les ferment, et empêchent de les concevoir.
Que traduire ait affaire au poème n'est pas nouveau. Mais il s'agit de prendre la pratique du traduire comme une critique des représentations sémiotiques du langage, pour passer vers une pratique et une théorie du poème comme écoute généralisée du langage, du poème comme passage de l'éthique, du poème comme passage de l'éthique au politique.
C’est à la fois le vieux conflit du poème avec le signe, et le passage à inventer d'une pensée de tout le langage par le poème, de toute la société par le poème, pour transformer la pensée du langage et la pensée de la société. Alors seulement la traduction peut être le passage du poème. Dans le règne du signe, poème ou pas, la traduction est le passage du signe. Et de rien d'autre.
Quand le signe passe, il tue le poème. Quand le poème passe, il transforme toute la théorie du langage. Le poème est la pâque du langage. Question de vie ou de mort. Du poème. Passage d'une vie à une autre vie, ou de vie à trépas.
Et le traducteur-passeur est passé, sans le savoir, d'un patron à un autre. Ce n'est plus saint Jérôme, c'est Charon sur le Styx. Ce qui est passé, dans la traduction courante, c'est du cadavre.
Où il y aurait à passer du côté de Descartes au côté de Spinoza. Du dualisme de l'âme et du corps et du discontinu du signe, au continu affect-concept, corps-langage. Traduire, pour passer à une autre anthropologie. Du langage.
Cette pensée du passage prend dans mon expérience en cours, de retraduction des textes bibliques comme un travail du poème contre le signe, pour aller, au-delà de ce que ce terrain a de particulier, et par lui, vers une transformation non seulement de la représentation qu'on a du langage mais des rapports entre le langage et la vie.
Dans la régie actuelle du signe, familière, et si ancienne, si confortée par les savoirs qu'on ne sait même pas qu'on est régi par le signe et qu'on le prend pour le langage tout entier alors qu'il n'en est qu'une partie, on ne sait pas ce qu'on fait, on ne sait pas ce qu'on dit quand on parle du langage, du poème, du traduire. Et on ne s ait pas qu’on ne sait pas.
Il ressort de cette situation que toute la théorie du langage dépend de sa théorie du poème, comme toute théorie et pratique du poème dépend de sa théorie du langage ; que toute théorie et pratique de la traduction dépend de sa théorie du langage, comme toute théorie du langage s'expose dans toute traduction, et dépend aussi de ce qu'elle sait que fait un poème ; que toute théorie du langage dépend du continu comme le continu dépend du discontinu, mais l'impensé n'est pas le même. Le discontinu dépend du continu parce que le continu est du corps et une sémantique sérielle, mais le discontinu ne sait pas le penser ; le continu dépend du discontinu, parce que le discontinu empêche de le penser, mais il ne cesse de passer. Le poème est son passage, quand il est invention de pensée, invention du corps-langage. Le poème passe, le signe ne l'entend pas. Il est sourd.
C'est pour et dans le signe que l'oeil écoute. Avec le poème, c'est l'oreille qui voit.
On peut commencer à l'entendre, quand on entend que le rythme est une prophétie du langage : il donne à penser ce qui est à penser contre la surdité du signe.
Mais si le rythme n'est plus une alternance, pan-pan sur la joue du métricien, et qu'on l'entend comme l'organisation du mouvement de la parole dans le langage, c'est un passage du sujet, l'oralité n'est plus du sonore c'est du sujet qu'on entend, et par là deux transformations s'opèrent. L'une est celle de la question du sujet, qui se dodécaphonise, et en plus de la douzaine de sujets connus passe le sujet du poème, qui est la subjectivation du discours, la sérialisation du sémantique ; l'autre est la transformation de la notion même de poème, qui passe d'une définition formelle par le vers (cette sottise était déjà dénoncée par Aristote mais les versificateurs du signe ne semblent pas l'entendre) à une notion plus exigeante. Il y a poème quand il y a la transformation d'une forme de vie par une forme de langage et la transformation d'une forme de langage par une forme de vie, toutes deux inséparablement.
C'est à cette seule condition qu'il y a une invention du sujet, que le poème transforme la vie comme la vie transforme le latigage, et la poésie. Sans quoi il n'y a que du parler-de, et soit des épanchements d'affectivité, soit des calculs et des amusettes.
Du coup la notion même de poème se transforme, elle passe d'une notion traditionnelle, esthétique, formelle (on parle de poèmes à forme fixe) à une notion éthique, celle d'une éthique et d'une poétique de la pensée. Non seulement elle peut traverser tous les genres littéraires mais, comme invention de pensée, elle peut aussi inclure, à certains égards, des textes philosophiques. Il y a du poème de la pensée.
Le poème peut alors se définir comme le travail et l'invention du continu, qui impose une écoute du continu, du corps dans le langage. Le poème fait entendre ce qu'on ne sait pas qu'on entend. Il est ce qu'un corps fait au langage. Et cette écoute transforme toute la pensée du langage, la pratique de lire, de traduire, de penser, que la représentation commune du langage par le signe efface, et efface qu'elle l'efface.
Le passage de l'éthique dans la poétique renvoie au musée des arts et traditions du langage l'esthétique et la rhétorique pour penser le poème. Le poème est un acte indissolublement éthique et poétique.
On peut agréablement, dans ce musée qui n’existe pas mais que je propose de créer, contempler sur des étagères poussiéreuses quelques illusions qui y sont exposées, telles que la recherche du naturel en traduction, qu'accompagné l'effacement du traducteur, ou le couple de l'écrit et de l'oral, et le génie des langues.
Dans ce musée d'histoire naturelle du langage (où « naturel » est le synonyme de culturel), il y a une section particulièrement intéressante, à la fois pour le statut du poème et pour celui du traduire, c'est celle de la Bible. C'est pourquoi je vais m'y attarder, pour ce qu'elle a d'instructif, bien au-delà de son cas particulier.
C'est qu'il y a là un emmêlement tout à fait édifiant de problèmes.
Il y a d'abord que parler de poésie à propos de la Bible n'a pas de sens, au sens où l'anthropologie biblique ne connaît pas la notion de poésie. Elle ne connaît que l'opposition du chanté au parlé. Ainsi, parlant de poésie biblique, on ne sait pas qu'on ne sait pas ce qu'on dit. On y applique une notion grecque de la poésie, qui lui est totalement étrangère, une notion formelle, qui cache une notion vaguement sentimentale, et qui confond prose et prosaïsme, en y opposant une notion confuse de la poésie.
Or l'organisation du mouvement de la parole dans les textes bibliques est rythmique, au sens où l'unité fondamentale du discours est le verset, dans tous les textes de la Bible hébraïque. Doublement pan-rythmique : le verset est une unité rythmique, intérieurement organisée, elle est la seule et elle est dans tous les textes. Donc aucune opposition entre des vers et de la prose. Et ce continu rythmique est irréductible aux catégories grecques avec lesquelles nous pensons le langage.
D'où un double rejet. Un rejet formel, qui pendant des siècles et jusqu'à la « critique biblique» du XIX° siècle et après n'a cessé d'y essayer une métrique grecque, puis une métrique arabe, pour obtenir l'opposition entre vers et prose, et par là entre poésie et prose, et l'échec de ces tentatives s'est trouvé relayé par l'hypothèse du parallélisme, avancée au XVIII° siècle, et qui constitue un substitut rhétorique à une métrique introuvable, permettant, illusoirement, de distinguer une opposition formelle entre « poésie » et « prose ». C'est encore l'opinion reçue. Cette représentation efface la rythmique du verset, et n'en tient aucun compte.
L'autre rejet de la rythmique du verset est théologiquement programmé. C'est le déni d'authenticité par l'exégèse chrétienne de cette rythmique parce que sa notation écrite (élaborée du VI° au IX° siècle de notre ère), attestée au X° siècle, est tardive. Ce qui est indiscutable. Mais les noms des accents attestent une très ancienne chéironomie, nécessairement antérieure à l'invention des signes diacritiques pour la noter, comme pour noter les voyelles – l'alphabet hébreu étant uniquement consonantique.
Quant à l'herméneutique juive, qui ne dénie en rien toute cette accentuation, elle ne lui reconnaît qu'une existence musicale et grammaticale. Et n'a jamais, à ma connaissance, pris la mesure de l'enjeu des rythmes pour la théorie du langage. Parce que c'est une herméneutique.
Et c'est précisément cette double et triple méconnaissance, cet effacement multiple qui produit une situation telle qu'elle est une parabole de la situation du rythme dans le signe, du continu dans le discontinu.
C’est l’aspect imprévu d'un thème canonique, le vieux duo entre Athènes et Jérusalem.
Parce que c'est justement cette méconnaissance et ce cumul de dérives qui rencontrent le renouvellement des questions concernant la poésie à partir des recommencements, des transformations de la poésie dans ce qu'on a appelé la modernité. Si on regarde cette situation à partir de la situation du poème.
La naissance du poème en prose a mis en difficulté la vieille opposition formelle entre les vers et la prose, qui déterminait une notion formelle de la poésie par le vers. Ce que déjà en 1817 Shelley dans A Defence of Poetry qualifiait d'erreur grossière.
À partir de là on peut voir autrement le rythme. On peut le voir comme un continu de sémantique sérielle qui neutralise autant la notion de vers, et la notion de prose, que leur opposition : dans la Bible il n'y a ni vers ni prose, et cette pan-rythmique oblige à penser dans les termes de la modernité en poésie ce fonctionnement théologico-sémiotiquement occulté.
Vu du poème, le rythme dans ce langage est une prophétie de ce qu'il y a à penser pour penser un poème de la pensée hors du signe, contre le signe. Et ce qui renforce l'effet de parabole est l'appellation même de cette rythmique par le terme de ta'am, «goût», le goût de ce qu'on mange, de ce qu'on a dans la bouche. Le mot lui-même dit l'oralité et la corporalité du langage, indépendamment des noms qui désignent certains accents comme une gestuelle de la main.
Et dans la mesure où le verset, unité rythmique (attestée dès le VI° siècle) est la seule unité qui organise le mouvement de la parole, c'est le rythme qui mène le langage, le continu de tous les rythmes (de pause, de position, de répétition, de finales) avec la syntaxe et la prosodie, rythmes de construction et rythmes de sémantique sérielle, et la parabole est double.
Première parabole : le rythme est l'unité majeure de ce langage, à travers tous ces textes, irréductiblement autant par rapport aux tentatives multiséculaires de placage des catégories grecques dualistes du langage qui nous sont familières qu'au déni corrélatif de cette rythmique. Ni vers ni prose, mais poème de bout en bout.
Deuxième parabole : bien au-delà de son rôle de « grand code », c'est cet ensemble de textes qui, par-delà toute herméneutique religieuse, par-delà toute réduction du poème au religieux, quel qu'il soit, joue un rôle de parabole du rôle du rythme pour le signe, du continu pour le discontinu. Où les savoirs herméneutiquement programmés, théologico-politiquement programmés sont pris en flagrant délit de cacher ce qu'ils empêchent de savoir.
Le rôle de la poétique est de le montrer, n'en déplaise aux dévots qui ne mesurent pas leur propre idolâtrie, à sacraliser ces textes, ou la langue, ce qui ne montre rien d'autre, encore une fois, que la confusion intéressée du sacré, du divin et du religieux au profit du religieux.
D'où la jubilation de traduire le poème, ici, particulièrement : à décaper, débondieuser, déchristianiser, réhébraïser, deshelléniser, délatiniser, défranciser (c'était déjà le précepte de Pierre Jean Jouve dans sa préface à ses traductions des Sonnets de Shakespeare) et je dis mieux, défrançaiscourantiser, pour – à partir de ta'am taamiser le français et embibler la pensée du poème.
Programme qui, étrangement, rassemble Tristan Tzara, « La pensée se fait dans la bouche », et Spinoza : « On ne sait pas ce que peut une corps » — dans le langage. C'est d'ailleurs ce qu'il appelait un « enchaînement », concatenatio. Et qui rejoint aussi ce que François Jullien, en sinologue, appelle la valeur allùsive.
Traduire le continu, c'est bien passer du signe au poème. La traduction en est changée. Un exemple. Ce n'est plus : les hommes sont « condamnés à mort », comme disent toutes les traductions au psaume 79, verset 11 (Ostervald a la variante « voués à la mort »), qui ne dit que cette banalité, cet académisme, que tous les hommes sont des mortels. Non, c'est « les fils de la mort ». Mais les effaçantes l'ont effacé.
En quoi un autre exemple rassemble tout le problème, problème poétique et problème d'éthique du langage. C'est pourquoi on ne le citera jamais assez.
C'est, dans ce qu'on appelle le livre des chroniques II, les paroles des jours, chapitre 29, verset 28, deux mots, inaudibles dans toutes les traductions qu'on peut lire, deux mots tout simples pourtant, que je traduis exactement : « et le chant est qui chante», vehacbir mecborer : ve = « et », ha = le,chir = chant, mechorer, participe présent de l'intensif du verbe chir, « chanter». En hébreu moderne, le mot est employé pour dire « poète », comme nom, mais ici c'est un verbe.
Et par un court-circuit qui est tout le poème contre le signe, ces deux mots, pour moi, font écho aux deux mots de Mallarmé dans Crise de vers : « le poème, énonciateur ».
Alors qu'on ne nous fasse plus rire avec la sempiternelle citation de « la disparition élocutoire du poète », qui a fourvoyé toute une époque, et qui figure désormais aussi, elle y a une vitrine, au musée des arts et traditions du langage.
Le poème, énonciateur : c'est ce qui règle son compte à bien des billevesées, qui font l'air de l'époque. André Breton disait : « après vous, mon beau langage ». Rangez le signe. Walter Benjamin disait : il n'y a pas toujours eu des romans, il n'y en aura pas toujours. Je dirais : il n'y a pas toujours eu le signe, il n'y en aura pas toujours. Mais après tout, même s'il règne indéfiniment, il n'a et ne donne que ce qu'il mérite. Laissez passer le poème.


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