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© Marco Paoluzzo
HENRI MESCHONNIC OU LE PASSANT CONSIDERABLE
mercredi 15 avril 2009 par Raphaël CONFIANT
C’était un jour de début de printemps dans la Ville rose. Il faisait donc encore plutôt froid pour moi qui venais des Tropiques, mais chacun avait le sourire sur cette magnifique place du Capitole. Par « chacun », il faut entendre les naturels de l’endroit, les Toulousains donc, mais aussi les Berbères, les Grecs, les Kanaks, les Cheerokees, les Corses, les Ethiopiens, les Polonais, les Tanzaniens, les Guatemaltèques, les Créoles et que sais-je encore. 500 peuples rassemblés ou en tout cas 500 langues représentées chacune par une petite délégation d’étudiants à l’Université de Toulouse. Jamais la racine du mot « université » n’avait autant mérité son nom.
L’année portait le matricule 97. 1997.
La place du Capitole était occupée par le « Forum des langues du monde », manifestation complètement dingue organisée annuellement par un personnage tout ce qu’il y a de plus extraordinaire, un dénommé Claude Sicre, animateur et agitateur social, occitaniste, universaliste, musicien du groupe de rock occitan les « Fabulous troubadours », poète et prophète d’une humanité régénérée par la fraternité et la discussion permanente. Sous de petites tentes, chaque pays présentait sa langue, son alphabet, ses dictionnaires, ses ouvrages littéraires et autres.
Quand j’avais reçu l’invitation de Claude Sicre, j’avais au départ haussé les épaules. Pourquoi faire 7.000kms pour participer à une manifestation d’oeucuménisme linguistique alors que ma langue, le créole, était méprisée, piétinée, par un pouvoir d’état qui lui interdisait, sauf à doses homéopathiques, l’école, l’université, les médias etc. Une fois sur place, je compris sa démarche : cet étalement de langues en place publique visait d’abord à renvoyer dos à dos deux intégrismes linguistiques : celui, scélérat, de l’Etat jacobin qui jusqu’à aujourd’hui s’emploie à minorer l’occitan alors que ce dernier ne représente plus aucun danger pour la langue de la République une et indivisible à savoir le français ; l’autre, pathétique, des militants de l’occitan, mes frères, qui voyant mourir à petit feu leur langue, se braquaient dans une défense quelque peu agressive de cette dernière. Derrière ses airs de baba-cool soixantuitard, Sicre était quelqu’un de subtil. De réaliste aussi.
Quelqu’un qui inventa les repas de quartier dans la rue. Les beaux jours arrivés, dans certaines quartiers de Toulouse, tous les voisins dressent des tables, le soir, en pleine rue, apportent de quoi manger et boire et fraternisent jusqu’à très tard.
En fait, je m’étais décidé à venir parce que le programme annonçait une conférence commune d’Henri Meschonnic et de moi-même. J’étais à la fois flatté et inquiet. Inquiet de ne pas faire le poids devant ce formidable théoricien qui a cherché toute sa vie à décloisonner les sciences humaines et surtout à les relier à la littérature. Mais j’étais aussi curieux de le rencontrer en chair et en os. J’aimais sa plume polémique, y compris au sein de ses démonstrations scientifiques les plus implacables, les coups de griffes ou les formules assassines à l’adresse de ses (nombreux) adversaires et autres détracteurs. Je savais Meschonnic très critiqué au sein de la communauté universitaire et donc très isolé, tout éminent professeur à Parix VIII qu’il était. On ne bouscule pas sans conséquence la théorie de la littérature, la linguistique, la traduction, les études bibliques, voire l’anthropologie sans froisser ceux qui en vivent, autrement dit les petits maîtres accrochés à leurs petits doctorats grâce auxquels ils ont pu obtenir leurs prestigieux petits postes. Ou alors, il faut bousculer poliment, en s’excusant au passage et en passant de la pommade à celui dont on vient de ruiner les certitudes.
Ce n’était pas le genre d’Henri Meschonnic. Son genre c’était l’engueulade, le coup de pied au cul des souverains poncifs et le trait de génie appuyé par une érudition stupéfiante.
Il me serra très simplement la main. Presqu’avec affection je crois. Il arborait un petit sourire lointain qui, avec son crâne chauve au milieu et ses deux énormes boules de cheveux blancs sur les deux côtés lui donnaient un air mi-Einstein mi-Charlie Chaplin. D’emblée, il me fit : « je crois savoir que vous parlerez de la traduction en contexte diglossique. Je serai très heureux de vous écouter, moi qui n’ai travaillé que sur la traduction entre langues de statut à peu près égal ». Henri Meschonnic avait la modestie des grands. Des grands esprits, je veux dire. Celle de Pierre Bourdieu que j’eus la chance de fréquenter une semaine durant à Séoul, en Corée du Sud, lorsque le gouvernement de ce pays, alors dirigé par Kim Dae-Jung, avait invité quinze intellectuels de divers pays du monde (parmi lesquels le Prix Nobel de littérature nigérian Wole Soyinka) pour discuter du rôle de la littérature en ces temps de globalisation. Assis par pur hasard à ses côtés, dans un car qui nous conduisit, nous les congressistes, quatre heures durant, dans une ville du sud du pays dont j’ai oublié le nom, jamais je n’ai pu faire Bourdieu parler de lui ni de son œuvre. A chacune de mes questions, il me disait : « Parlez-moi de la Martinique ! Parlez-moi de ce que vous faites ! ». Je ne le savais pas gravement malade. Trois mois plus tard, la presse annonçait sa mort. A 71 ans seulement. Ou encore Michel Serres lorsque nous faisant chier comme des rats morts dans un colloque sur la francophonie à Tokyo, nous avons décidé de marcher au hasard des rues pour nous perdre évidemment dans cette ville gigantesque et à qui je ne parvins pas non plus à arracher un mot sur son œuvre. Il insista lui aussi pour me faire parler de la littérature antillaise.
Ce n’est pas tous les jours qu’il nous est donné de côtoyer de grands esprits. Je mesurais ma chance de pouvoir parler à Henri Meschonnic et surtout d’écouter sa brillantissime conférence, en plein air, sur la Place du Capitale, devant, près de trois cents personnes suspendues à ses lèvres. C’est qu’il a, lui l’Israélite, bouleversé la traduction de la Bible chrétienne. Jusque là, les traducteurs en français de cette dernière, du Nouveau Testament donc, faisaient comme si la Bible avait été écrite originellement en grec ou en latin. L’original hébreu et araméen était superbement ignoré. Il fallait revenir à la source, aux langues premières et à leur rythme particulier (autre concept de Meschonnic) et donc traduire au plus près de l’hébreu antique. Mais il fallait le faire en respectant la poétique du texte biblique et non point, comme c’était la tradition, en donnant à lire une sorte de récit d’aventures d’un dénommé Jésus et de ses disciples. Traduire de la sorte, en toute « opacité » pour reprendre une idée chère à Edouard Glissant, ne pouvait que déconcerter les biblistes et les traductologues universitaires. Lire la nouvelle traduction des « Cinq rouleaux » par Meschonnic est une expérience troublante. C’est comme écouter l’appel du muezzin. Cela vous donne presque l’envie de croire en Dieu.
Alors que le public s’empressait de lui poser des questions, Meschonnic demanda à Sicre que je puisse faire mon intervention dans la foulée. Je tremblais intérieurement à l’idée d’évoquer une petite langue d’à peine trois siècles, bricolée à la va-vite par des colons sanguinaires et des esclaves hébétés dans un univers d’une violence inouïe, le créole donc. Mais Meschonnic se chargea de m’introduire en déclarant : « J’ai parlé des plus vieilles langues du monde, l’araméen et l’hébreu ; notre ami, nous parlera maintenant de la plus jeune, le créole. » Il venait de me sauver la mise. On m’écouta avec une attention presque égale à la sienne et dans le soir approchant, nous répondîmes de concert à trente-douze mille questions sur la diglossie, la traduction, l’avenir des langues ou encore la fonction de la littérature. Et Meschonnic fut parmi les questionneurs, preuve que son intérêt pour la dernière née d’entre les langues n’était pas pure politesse à mon endroit.
Il reprenait, hélas, le train le soir même pour Paris, pris par ses activités d’enseignant. Sur le quai de la gare où j’avais tenu à l’accompagner, il sortit de sa sacoche un ouvrage, « Poétique du traduire », qu’il venait tout juste de publier aux éditions Verdier. D’une belle écriture, celle d’antan, faite de pleins et de déliés, il me fit une dédicace avec toujours ce petit sourire énigmatique dont il lui arrivait rarement de se départir : « En hommage à une fraternité d’esprit et d’âme. Ne jamais se laisser convaincre ! ». Je mis du temps à comprendre ces mots. Du moins, la deuxième phrase.
Maintenant qu’Henri Meschonnic n’est plus, je crois deviner qu’elle veut dire que tant qu’on n’a pas fait sien les arguments de l’Autre, tant qu’on ne les a pas tournés, retournés, digérés, critiqués, malaxés pour admettre qu’ils peuvent être vrais, les accepter est pure feintise. Paresse ou complaisance intellectuelles. Ou macaquerie comme dit le créole.
Le monde intellectuel est plein de « macaques ». Meschonnic était, lui, un homme debout. J’espère que sur sa tombe, on a songé à psalmodier à haute voix, sa magnifique traduction du « Cantique des cantiques ».
Raphaël Confiant
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